Le style des champagnes Charles Heidsieck est reconnaissable entre tous. Un équilibre maintenu par plusieurs générations de chefs de cave hors pair. L’assemblage des champagnes Charles Heidsieck affiche depuis toujours 60 % de vins de l’année, dont un tiers de chaque cépage, et 40 % de vins de réserve. Là où la loi exige quinze mois pour le vieillissement des champagnes non millésimés, les champagnes Charles Heidsieck vieillissent, eux, trois ans minimum dans le havre de paix des crayères à vingt mètres sous terre et à une température constante de 10°C. Dans les années 1990, Charles Heidsieck a pris l’initiative de faire figurer sur toutes ses bouteilles non millésimées la date de sa mise en cave et l’année de dégorgement, ainsi chaque bouteille devient unique, une première !
Retour aux sources
Tout commence il y a un peu plus de deux cent vingt-cinq ans, en 1785 pour être précis. Florens Louis Heidsieck, fils d’un pasteur de Westphalie, fonde à Reims la Maison de négoce en vins et champagne Heidsieck & Cie. N’ayant pas de descendant, il demande à son neveu Charles-Henri Heidsieck de reprendre la destinée de l’entreprise. Mais les choses ne vont pas se passer exactement comme le pasteur le souhaite. En effet, quelques années plus tard, Charles-Henri en venant rejoindre son oncle en France, tombe amoureux d’une Française catholique de Reims. Non seulement il l’épouse, mais il décide de se convertir et dans le même temps de se faire naturaliser Français ! Résultat, il est aussitôt évincé de l’affaire familiale. Charles-Henri se tourne alors tout naturellement vers le commerce de vins et d’étoffes de sa belle-famille. Trois enfants naîtront de leur union, deux filles et un fils. Orphelin de père à deux ans, le petit Charles-Camille grandit entouré de l’amour de sa mère et de ses sœurs. On dit de lui qu’il est aimable, intelligent et élégant. Pour parfaire son éducation, on l’envoie poursuivre ses études en Allemagne. Là-bas, il apprécie très vite les douceurs de la liberté tout comme la joie des parties de chasse. Sa grande gentillesse ne l’empêchera pas de ne pas être là où on l’attend, autrement dit d’avoir déjà son caractère et son tempérament. Sa mère, pour qui le travail est une quasi-religion, ne manque pas de le lui faire remarquer, et lui rappelle que sa place est au sein de l’entreprise familiale dans le commerce du champagne avant tout. Seulement voilà, Charles-Camille goûte beaucoup plus l’aventure que la vie rémoise étriquée qu’on lui propose, et ne rêve que de voyages et de découvertes vers des pays inconnus. Il tombe amoureux d’Amélie Henriot, héritière d’une autre grande famille champenoise, et l’épouse. Avec ses idées et les terres de son beau-frère, il décide à vingt-neuf ans de fonder une Maison de Champagne à son nom, ou plutôt à son prénom. Et pour imposer ce prénom devant le nom Heidsieck déjà présent en champagne, il décide que tous les descendants porteront le prénom de Charles. Cette identité sera le socle de la dynastie.
Un aventurier éclairé
Convaincu qu’il y a bien deux métiers, celui de vigneron et celui de producteur de champagne, il décide ne pas acheter de vignes et se consacre uniquement à l’élaboration du vin pour le mettre en valeur, voire le sublimer. Dans cette optique, il achète des crayères datant du IIe siècle, un véritable labyrinthe de niches et de galeries souterraines dont la température constante à 10°C et l’hygrométrie sont idéales pour laisser vieillir le vin. Cinq Maisons de Champagne se partagent aujourd’hui ces kilomètres de galeries enfouies à plus de vingt mètres sous terre. Repris par une soif de conquêtes et de découvertes, Charles entreprend ses premiers voyages, en commençant par la Belgique et l’Angleterre pour tester et promouvoir sa nouvelle marque. Il met ainsi en place ce qui se révèlera être un formidable outil de communication et de marketing : la constitution d’un véritable réseau. L’époque des Expositions Universelles lui offrira un excellent tremplin. Charles se rend à la première Exposition Universelle de Paris en 1855, puis en 1859 à celle de Bordeaux, où il reçoit la médaille d’or qu’il fera briller sur toutes les étiquettes. Dès 1864, le tsar de Saint-Pétersbourg ne jure que par Charles, et ses successeurs y resteront fidèles jusqu’à la dernière commande en 1917. Les bouteilles portent la mention « Spécialité choisie pour la Russie » et le roi Edouard VII autorise la mention By Royal Warrant to H.M. Edward VII. En 1900, ce sont encore les bouteilles de Charles Heidsieck qui fêteront l’ouverture du Grand Palais à Paris. De nombreuses autres distinctions seront obtenues simultanément à Reims, à Londres, à Bruxelles et même à Buenos Aires. Napoléon III, qui a un faible pour le High Style Very Dry, autorisera Charles à apposer un médaillon avec son profil impérial sur l’étiquette.
En 1852, Charles décide de partir à la conquête de l’Amérique. À cette époque, les accords commerciaux s’établissent sur des liens économiques et politiques entre les pays d’Europe. Les grandes Maisons rémoises faisaient transporter leurs champagnes par voie fluviale et trouvaient ainsi suffisamment de clients fortunés dans les pays voisins. Ces exportations ne satisfont pourtant pas Charles, qui pense qu’il est grand temps de traverser l’Atlantique et de partir à la conquête de terres inconnues. Il sera le premier à entreprendre un tel voyage et à conquérir ce nouveau marché. Téméraire et pugnace il le sera, car ce voyage sera souvent semé d’embûches. Charles va déployer une incroyable énergie pour séduire un Nouveau Monde où les règles de commerce sont encore celles du « sans foi ni loi ». Son courage sera doublement payant car, en acquérant de nouvelles parts de marché en Amérique, il assure le fonctionnement de la Maison touchée de plein fouet, comme toutes les autres, par la situation économique en Europe. Du nord au sud des États-Unis, Charles-Camille est surnommé Champagne Charlie et une chanson vante les mérites du personnage, devenu le chouchou des New-yorkais. Il est bien vite au courant des rivalités entre les Nordistes et les Sudistes mais fait en sorte d’être partout l’ambassadeur du champagne et de la France, surtout sans jamais se laisser influencer par personne. Il accepte de faire la couverture des journaux pour promouvoir son champagne et ainsi augmenter les ventes : tout est possible de ce côté-là de l’Atlantique. Sauf qu’il est rattrapé par son succès et devient un enjeu politique malgré lui. Il paiera de sa personne le fait d’être devenu l’idole des soirées mondaines et politiques, et sera emprisonné par le général Butler pour une obscure histoire de transmission de lettres du consulat dont il ignorait entièrement le contenu ! À force de clamer son innocence, il sera libéré par Abraham Lincoln mais son enthousiasme a été atteint : il rentre en France et ne retournera plus jamais en Amérique. Cette ouverture au Nouveau Monde marquera à jamais la culture de la Maison Heidsieck.
Un succès mondial
L’étiquette porte la mention Champagne cosmopolite dès les premiers voyages de Charles-le-globe-trotter et, dès 1928, on peut dire que cet ambassadeur hors normes a conquis la planète ! Les commandes affluent de Bilbao, Cape Town, Shanghai, Rangoon ou encore San Salvador. L’Extra Dry de Charles Heidsieck est un must pour toutes les soirées mondaines de l’époque. Pour l’anecdote, Yvonne de Gaulle baptise le paquebot France en 1962 avec une bouteille de Charles Heidsieck, Eisenhower en sert à la reine d’Angleterre en 1949, et l’Élysée l’offre à sa table. On n’oubliera pas non plus Joséphine Baker prenant du Charles Heidsieck pour son « Bal des Nègres » ni Dali, qui réalise une œuvre d’art à partir d’un étui de bouteille.
Les descendants de Charles perpétueront la tradition des voyages en parcourant l’Inde, les Antilles, le Canada et l’Amérique du Sud. Digne descendant de la famille, Jean-Charles Heidsieck, à la suite, vendra du champagne même pendant la Prohibition en le faisant transporter dans des bateaux de contrebande. Charles-Christian, arrière-petit-fils de Charles, prend la tête de la Maison en 1971 et endosse le costume de globe-trotter de son aïeul. Après avoir maintenu le cap pendant deux siècles, les descendants de Charles Heidsieck ont décidé de poser pied à terre dans les années 1980. La famille Hériard Dubreuil a repris la barre de ce paquebot, qu’elle a transmis depuis 2011 à la famille Descours. Alors montons à bord vers de nouvelles escales.
Patricia Courcoux Lepic